Arrêté sur une aire de repos à mi-chemin entre Craon et Château-Gontier, le livreur, assit dans son véhicule sur le siège coté passager, écoute par la porte ouverte le vent souffler dans les feuilles d'un gros arbre, bordant la route. Le bruit du moteur le fatigue, depuis le matin et sans arrêt, qui gronde dans ses oreilles, alors, quand il tourne la clé, et qu'il entend ce silence et ces feuilles, cela lui fait comme un doux massage sur son cerveau. Et il respire, quelques secondes ou il ferme les yeux en se frottant le front avec ses deux mains.
Comme souvent à son habitude, il ne résiste pas à l'envie de descendre du camion pour goûter quelques instants à la fraîcheur de l'automne, à l'odeur des arbres, au spectacle coloré de cette nature qui l'entoure, et qui lui redonne la sérénité intérieure au cours de sa journée de stress et de course incessante.
Savourant paisiblement ces minutes de décompression, il se met à méditer au temps qui passe, et à la course effrénée de l'homme du 21 ème siècle, qui s'efforce de dépasser le temps, d'aller plus vite que lui, comme s'il y parvenait vraiment.
Le temps n'est plus ce qu'il était, le travail non plus. Une époque bizarre, songeait-il, où, tandis que d'un coté l'on s'efforce de compresser les heures pour abattre le plus de travail, on licencie de l'autre coté des milliers d'ouvriers de toutes catégories. L'homme s'en va à son lieu de travail, la peur au coeur, comme s'il attendait son tour, comme un boeuf que l'on mène à l'abattoir, et qui sent son heure venir.
Le temps n'est plus ce qu'il était, le travail non plus. Les comptoirs des cafés sont accostés de regards un peu mornes. Tous les jours, le journal, fidèle compagnon du trinqueur français, mayennais, de l'ouvrier du bâtiment qui vient prendre son menu du jour, du routier qui passe par là pour la première fois, annonce une nouvelle catastrophe professionnelle. Chaque époque apporte son lot de douleurs, d'injustices et de peine.
Hier, Germinal nous comptait l'histoire de la vie terrible de ces mineurs de charbon, et de leur révolution sociale. Quand vous passez par hasard par ces petits villages, entre deux rangées de maisons identiques, que l'on appelait des corons, parfois abandonnés, quand, au détour d'un virage, vous voyez surgir le sommet du bâtiment de ces anciennes mines, délabrées, rouillées, laissées à l'abandon, et ces montagnes d'ardoises taillées qui ne servent plus, il vous vient une sorte d'estime, l'impression que votre propre travail, au fond, n'est pas si dur que ça, qu'ils en ont bavé bien plus que nous, ces ancêtres qui se sont tués à la tâche, à 400, 500, ou 700 mètres sous terre.
Bien sûr, ils se sont révoltés, certains au bout du compte d'une exploitation outrancière, de leurs corps et de leurs forces.

Et il reste dans ces villages, quand vous y passez plusieurs fois, une impression de souffrance, une résignation de douleurs, une sorte de colère contenue, comme si ces anciens n'avaient pas reçu la reconnaissance qu'ils estimaient mériter, et que les pierres de leurs demeures nous rendent comme un témoignage.
C'est la même résignation que nous lisons dans le regard des chômeurs licenciés d'aujourd'hui, c'est la même souffrance, c'est la même colère...
...Le temps, parfois, est encore ce qu'il était.
Thierry Barret,
Château-Gontier, 53200.
Sur un bord de chemin, entre Crâon et Château-Gontier.
Automne 2003,
Hommage aux Mineurs,
Courrier du c½ur.